J'ai roulé vers l'est, son ciel lacéré de crème et de citron. Le jour se levait et la ville se désagrégeait dans les champs. Le long de la route en contrebas, la mer s'animait peu à peu, son bleu s'électrisait et paraissait avaler la lumière. La nuit s'était tout à fait dissoute quand je suis arrivé près des dunes. Des herbes hautes et un peu jaunes piquaient le sable blanchi. La plage formait une anse, un croissant parfait entre deux pointes bouffées par les fougères, l'aubépine, la bruyère, les genêts et les ajoncs. Des deux côtés après ça, on pouvait suivre l'eau sur des kilomètres, la côte se déchiquetait, la roche et la lande plongeaient dans les eaux vertes, ou bien s'échouaient sur une bande de sable. Devant moi s'élevait un îlot bombé comme un sein où nichaient des nuées de cormorans, des goélands et quelques huîtriers. Au loin les nuages étaient de simples rubans phosphorescents coupant l'azur en lambeaux acides. Sur Fréhel, un voile d'un beau gris mauve annonçait un grain. Je me suis allongé. Le soleil jaunissait tout, peignait le monde d'or froid. Le vent couvrait ma bouche de cristaux blancs et jaunes, ça crissait entre mes dents. J'ai fermé les yeux et je me suis endormi là, seul au milieu de l'étendue blonde, face à l'horizon translucide et comme allumé de l'intérieur, bercé par le ressac.
C'est la mer qui m'a réveillé, elle me léchait les pieds et mouillait mes chaussures. Le ciel s'était couvert d'ardoises et sur le sable, un couple emmitouflé se hâtait, précédé d'un chien, ses pattes foulaient le sable sans le toucher jamais. Membres engourdis, visage poncé, ma peau ne se résumait plus qu'à une fine membrane. J'ai regardé l'heure. Mon téléphone clignotait, dérisoire loupiote, sémaphore de poche. J'ai écouté les messages. Ils étaient tous de mon frère, il me demandait ce que je foutais, ça faisait vingt minutes que j'aurais dû être là il allait devoir donner la première leçon lui-même, je commençais à le faire chier.
Nadine buvait un café à son bureau, un meuble gris en métal gondolé que ma mère avait occupé avant elle. Dans la pièce voisine, combinaison classique de murs couverts de moquette et de chaises alignées face à un téléviseur suspendu, une vidéo diffusait des séries de questions sans queue ni tête. Il y était principalement question de priorité, de dépassement autorisé et de panneaux indicateurs, et le plus grand soin semblait avoir été apporté pour qu'aucune des situations décrites ne puisse se présenter dans la vraie vie, au volant d'une vraie voiture, sur une vraie route. Dans l'obscurité, une dizaine d'élèves cochaient des cases en bâillant. Nadine a levé le nez de sa tasse et m'a souri.
- Ton frère est furieux. Qu'est-ce que t'as foutu ?
- Rien, je suis allé me balader sur la plage. Je me suis allongé, je me suis endormi.
Elle a secoué la tête d'un air gentiment accablé et m'a tendu sa joue pour que j'y pose mes lèvres. Je me suis servi un café trop clair et j'ai jeté un œil autour de moi, rien n'avait changé depuis l'époque où j'étais gamin, maman faisait le secrétariat et s'occupait du code, papa donnait les leçons, et ni Alex ni moi n'imaginions nous retrouver un jour à leur place. J'ai pensé que ça ferait bientôt dix ans qu'ils étaient morts, et aussi que finir encastrés dans une voiture avait quelque chose de douloureusement ironique quand on avait voué une partie de sa vie à la sécurité routière.
- Les enfants, ça va ?
- Manon a fait une crise hier. Mais je crois que ça va aller.
Nadine m'a regardé avec tendresse et pitié, ses yeux vibraient, elle avait toujours bien aimé Sarah. Elles ne se voyaient que rarement, quelques jours en été, une année sur deux à Noël et c'était à peu près tout, mais elles s'entendaient bien, passaient leur temps à marcher sur la plage, les pieds dans l'eau et les chaussures à la main, leurs jupes retroussées. Le soir, elles traînaient dans la cuisine et descendaient des bières en riant, leurs éclats de rire nous parvenaient au jardin une fois les enfants couchés, tandis qu'Alex et moi nous fumions nos cigares en scrutant le ciel noir.
- Et toi ?
- Moi quoi ?
- Toi, ça va ?
Je n'ai pas eu le temps de répondre, mon frère est entré et m'a tendu les clés. Il avait un peu grossi ces derniers mois, et ses cheveux coupés court accusaient l'empâtement de son visage, un instant je me suis demandé ce qui clochait chez lui mais ce n'était pas le moment de discuter.
- Elle est à toi, il a fait en regardant par la vitre. C'est sa dixième leçon. Je t'avais promis de ne pas te filer de débutantes...
Je l'ai embrassé et je me suis dirigé vers la porte, au passage j'ai attrapé le programme de la journée, c'était plutôt léger, trois élèves en tout. Alex m'a demandé si j'étais sûr de moi et en le regardant, j'ai pensé qu'au fond on restait toute sa vie le petit frère de son grand frère.
- Pas de conneries, hein ?
J'ai quitté le bureau et j'ai senti ses yeux se poser sur moi et ne plus me lâcher, je l'avais appelé deux mois plus tôt et j'avais besoin d'argent, je n'avais rien publié depuis trois ans, je n'avais rien écrit depuis le départ de Sarah et rien dans les tiroirs, les réserves commençaient à sérieusement s'épuiser, tout le monde semblait m'avoir oublié et rien ne se présentait, pas le plus modeste scénario, pas la moindre intervention en milieu scolaire ou dans la plus petite bibliothèque du fin fond de la Sarthe, c'était un service énorme je le savais bien, et qu'est-ce qui pouvait bien justifier qu'il me le rende. L'enfance était loin, l'adolescence pas tellement moins et pour le reste, la vie était passée par là et si nous nous étions croisés dans la rue ou ailleurs sans nous connaître, il n'était pas certain que nous nous serions adressé la parole. Il avait souhaité quelques jours de réflexion mais m'avait rappelé aussitôt, bien sûr c'était oui qu'est-ce que je croyais, il n'allait pas laisser tomber son petit frère.
Je me suis engouffré dans la voiture, j'ai pris la place du mort, ça faisait bien dix ans que je n'avais pas touché de doubles commandes. Je les ai tâtées du pied pour vérifier. De la main gauche j'ai attrapé le volant, le levier de vitesses, le frein à main. Je n'avais jamais donné de leçon, je n'avais aucune idée de la manière dont on était censé s'y prendre mais tout me revenait. Je connaissais ces voitures comme ma poche. On tirait au sort et selon les jours, Alex prenait le volant et moi les pédales, ou bien c'était le contraire, on roulait en tandem dans la nuit noire, on rentrait des bars complètement saouls, chacun de nous tenant la moitié de notre destin entre ses mains ou sous ses pieds. J'ignore comment nous avons pu nous sortir de tout ça sans choc ni égratignure. J'ai regardé ma fiche et j'ai dit à Justine de démarrer. Pour ce que je pouvais en juger, elle avait dans les dix- huit ans et se rongeait les ongles. Elle a tourné la clé et son pied a écrasé l'accélérateur. La voiture s'est mise à hurler.
-Doucement...
Elle a tout lâché et m'a fixé droit dans les yeux.
- Je fais ce que je peux.
J'ai tout de suite compris à qui j'avais affaire.
Nous nous sommes engagés dans une rue étroite, tout au bout on distinguait la mer, d'ici c'était juste une bande acier, un scintillement aluminium. Justine conduisait sans souplesse, envoyait de grands coups de frein qui nous propulsaient vers le pare-brise, ne changeait de vitesse que lorsque je lui ordonnais de le faire, sa mauvaise volonté n'avait d'égale que son humeur massacrante. On a quand même réussi à quitter la ville, non sans avoir terrorisé deux trois piétons. Les maisons se faisaient rares et la route est devenue déserte, aucun obstacle ne se dressait plus devant nous, les virages épousaient suavement le morcelé de la côte. On longeait des champs de choux, des rangées d'arbres déplumés, des prés s'échouaient dans l'émeraude. Peu à peu Justine a paru se détendre. Elle me jetait des coups d'œil furtifs, retenait sa respiration mais elle avait enfin renoncé à s'accrocher à son volant comme à une bouée. La route s'est élevée et soudain il n'y a plus eu que le ciel au- dessus des falaises. J'ai mis mes lunettes de soleil et j'ai baissé la vitre. La mer s'étendait à perte de vue, l'air était frais et chargé d'embruns, des parfums de terre et d'herbe humide envahissaient l'habitacle. J'ai respiré ça à pleins poumons. Quelque chose en moi s'est allégé.
On se dirigeait vers Cancale et je me suis dit que ce ne serait pas si mal d'en profiter pour acheter des huîtres. Ça m'a surpris d'être capable de penser à un truc pareil. Je n'ai pas pu m'empêcher d'y voir un signe, une éclair- cie. Je me suis même imaginé en aspirer la chair luisante et perle, le nez collé à la fenêtre entrouverte, une fois les enfants endormis. Le bruit sourd de la Manche et son parfum cru viendraient m'effleurer et j'aurais la sensation de mordre dans une vague. La voiture a dévié légèrement.
- Serrez un peu plus à droite...
- Il n'y a personne.
- Ce n'est pas une raison.
Justine a lâché un soupir excédé et sans même que je le lui demande, s'est garée sur le bas-côté. La mer battait tout près, s'écrasait contre les rochers, sous le nez de Notre-Dame-des-Flots surgie des mûriers et des ajoncs. Au loin, un petit bateau de pêcheur rejoignait la côte, ballotté comme un sac plastique. Elle a pris un paquet de Lucky et s'en est allumé une.
- J'ai envie d'une cigarette.
Sans un mot elle a détaché sa ceinture puis elle est sortie de la voiture. Je l'ai imitée. Le vent cinglait, je l'ai senti m'envahir les poumons et me racler la peau, un frisson m'a parcouru l'échiné. L'horizon semblait le bout du monde. Je m'y suis repris à plusieurs fois pour allumer ma Craven, j'ai inspiré une grande bouffée, elle s'est propagée jusqu'au bout de mes doigts. Justine s'est engagée sur le sentier, comme une équilibriste elle s'avançait sur l'étroit fil de terre, cernée par la bruyère et les chardons, les queues-de-lièvre et les raisins de mer. Ses cheveux barraient son visage intense, elle avait chaussé des lunettes de soleil et leur monture épaisse et sombre rendait sa peau plus blanche encore. Du bord de la falaise, elle s'est retournée.
- Vous venez, j'ai envie de me promener.
Je n'étais pas certain qu'on me payait pour ça mais c'était son beau-père qui casquait et à l'entendre, ce type était un porc. Je me suis demandé si elle avait fait pareil avec le vieux Raymond, je devais avoir une dizaine d'années quand papa l'avait embauché, désormais il était à la retraite, c'est moi qui le remplaçais et il devait se la couler douce dans sa petite maison près du port. Nous avons marché quelques minutes à deux pas du vide, le sentier cheminait sur la lande rase, s'effondrait parfois et nos pieds s'enfonçaient dans les herbes souples. Justine s'est assise sur un rocher. Le vent lui tirait les cheveux. Nous sommes restés là un long moment, silencieux et songeurs, à mâchonner des herbes amères, les yeux mi- clos. À l'ouest s'étendait la dentelle douce et mitée de la côte et au large, on devinait, pareilles à un ruban de brume, les îles anglo-normandes. J'ai regardé l'heure. Il était temps de rentrer. M'arracher au silence et à la lumière, ça a été comme une déchirure.
Justine vérifiait son rétroviseur et s'apprêtait à mettre le contact. Mon téléphone a vibré, c'était Alex, ma prochaine leçon était annulée.
- J'ai faim. On va manger un morceau ?
C'était une question mais ça ressemblait surtout à un ordre, elle me fixait d'un air enjoué, illuminée comme ça elle devenait quelqu'un d'autre. Qu'une fille comme elle n'ait rien de mieux à faire que de partager un repas avec un type usé jusqu'à la corde et trop lourd de vingt kilos relevait pour moi de l'énigme, mais je n'ai pas cherché à comprendre. Sans prendre garde à quoi que ce soit elle s'est engagée sur la route, un camping-car nous a évités de justesse et si j'avais cru en Dieu je crois que je l'aurais remercié pour tant d'égards. Justine n'a même pas frémi, elle paraissait s'en foutre et fredonnait un vieux standard des Stones. On roulait à quarante et la pointe du Grouin gagnait sur la mer, j'ai pensé aux oiseaux qui nichaient là, Sarah disait qu'ils étaient des milliers, on s'asseyait dans les herbes pour les observer, elle semblait ne devoir jamais s'en lasser. Dix minutes plus tard, nous étions sur le port, à plisser les yeux pour contempler la baie. L'eau miroitait à vous brûler la rétine. Les parcs à huîtres affleuraient à peine. À l'arrière des tracteurs, des types en salopette et bottés de caoutchouc vert fumaient au milieu des casiers. La vitre du restaurant laissait passer le soleil qui nous cramait la joue. Justine se bourrait de pain en attendant son poisson grillé. Je venais de vider mon premier demi de rouge quand mon plat est arrivé. Je ne sais plus de quoi on a parlé. De tout et de rien. D'elle, sans doute, un peu. À la fin de l'année, elle aurait dix-huit ans, son bac en poche elle pourrait enfin partir de chez elle, elle irait tenter sa chance à Paris, prendrait ce qui se présenterait, serveuse, caissière peu importe, de toute manière sa vie était ailleurs. Elle n'était pas sûre de tenir jusque- là, ici les hivers étaient trop longs les gens trop vieux les nuits trop noires, elle voulait l'électricité le battement et la foule, c'est ainsi qu'elle imaginait la ville et je n'ai pas voulu la détromper.
- Tu connais des gens là-bas ?
- Non. Mais je ferai connaissance. On verra bien. De toute façon, je n'ai pas le choix. Je dois me tirer avant de devenir complètement folle. Il faudra bien que je me pose quelque part. Ça ne sera jamais pire que chez moi.
J'avais fini mon deuxième demi de rouge et je l'écou- tais, j'étais juste bien, j'avais chaud et les plates se plantaient dans la vase. Elle s'est remise à chantonner en m'observant de biais, je lui rappelais quelqu'un, un type qui écrivait des livres. J'ai haussé les épaules et j'ai demandé la note.
Nous sommes rentrés par les terres. Pendant des kilomètres, ce n'était qu'une succession de prés et de champs, où se plantaient çà et là des corps de ferme et des tracteurs. Puis les panneaux publicitaires se faisaient plus fréquents et les maisons se mettaient à pousser collées les unes aux autres. Je l'ai déposée devant chez elle, un immeuble au milieu de cinq autres identiques. Des blocs de six étages, tout en longueur, au crépi blond percé de granit. Au moment de partir, machinalement je crois, comme si nous étions de vieux amis, elle a posé une bise sur ma joue. Je suis resté garé là, je connaissais ces immeubles mieux que personne, j'y avais passé les dix premières années de ma vie, après ça mon père avait rangé son taxi, ma mère quitté le guichet de la caisse des allocations familiales, ils s'étaient lancés dans cette histoire d'auto-école et nous avions déménagé pour un pavillon individuel à quelques centaines de mètres de la mer. Rien n'avait vraiment changé depuis tout ce temps, les peintures avaient été refaites et des antennes satellites punaisées aux façades, on avait réquisitionné vingt places de parking pour aménager un terrain de basket, partout au même moment dans toutes les cités de France les paniers avaient poussé comme des champignons. On habitait au quatrième et le balcon nous servait de garage à vélos, les murs de papier laissaient tout entendre de l'appartement d'à côté et les odeurs de cuisine se mélangeaient, se neutralisaient en une chimie fade. Ma mère était souvent à la maison, toujours à préparer le café les biscuits pour les voisins qui passaient, qu'elle sorte si peu m'était un mystère, elle s'ennuyait dans cet appartement et la mer était à portée de main. Au fond je n'ai jamais su qui elle était véritablement, qui se cachait derrière ses robes à fleurs et le soin qu'elle prenait de nous. Je ne lui savais ni passion ni véritables amis, je l'avais toujours connue d'humeur égale, ni triste ni joyeuse, discrète et monochrome. Dans l'esprit des gens je crois qu'elle se confondait avec nous, qu'elle se fondait dans la famille, une pièce du puzzle. Quant à mon père il proposait ce mélange classique et trompeur de silence autoritaire, de froideur et d'attentions réprimées, d'approches maladroites, de virilité bourrue et d'élans contrariés, et je m'en suis toujours tenu là. J'imagine qu'il en est ainsi partout, qu'on grandit côte à côte sans jamais se croiser vraiment, méconnus et indéchiffrables. Le concret nous cimente, le quotidien nous lie, l'espace nous colle les uns aux autres, et on s'aime d'un amour étrange, inconditionnel, d'une tendresse injustifiable et profonde, qui ne prend pourtant sa source qu'aux lisières. Quand j'ai commencé à me soucier d'eux il était trop tard, le bloc de silence était trop dur, la pudeur trop ancrée, les liens trop fortement noués pour qu'on les questionne. Mon frère et moi partagions la même chambre, des 205 de rallye mouchetaient les murs beiges, franchissaient de maigres dunes punaisées de posters, U2 Platini Cure McEnroe puis Nirvana Cantona Boris Becker. Il occupait le lit du dessus et souvent m'interdisait d'entrer au prétexte qu'il faisait ses devoirs. Je fermais la porte et aussitôt l'entendais branler la manette reliée à l'ordinateur Amstrad. Je traversais le salon aux meubles lourds, ma mère causait avec la dame du troisième, une grosse qui ne se séparait jamais de son caniche, son parfum sentait trop fort et ses blouses atroces m'angoissaient je ne saurais pas dire pourquoi. Je ne sais plus non plus ce que je foutais toutes ces heures dans la cage d'escalier, l'hiver dès cinq heures j'étais plongé dans le sombre, je ne prenais même pas la peine d'allumer les lumières, j'écoutais les bruits qui montaient des étages en dessous, les vieux du rez-de-chaussée qui me donnaient des bonbons collant au papier, et la musique des jeunes d'en face, quand on passait devant chez eux on ne voyait rien les fenêtres étaient voilées par des tentures indiennes, ils avaient les cheveux longs et elle, je ne pouvais pas m'empêcher de voir ses seins sous ses tuniques orange. J'aimais bien ses cheveux tressés et son brillant sur l'aile droite du nez. Souvent ils me faisaient entrer chez eux et ça sentait des odeurs bizarres, la musique afghane faisait un bruit de fond doux et permanent. Ils n'avaient pas la télé et je ne me souviens pas de ce que je faisais avec eux, je crois que je m'installais dans un coin et que je me contentais de ça, je feuilletais des bandes dessinées, des livres de peinture, pendant qu'il grattait sa guitare et qu'elle fabriquait des bijoux, fils de fer tordus qu'elle enroulait autour de pierres rouges ou émeraude. Au premier, Lucas vivait avec son père et je n'ai jamais su s'il avait seulement eu une mère un jour. Le vieux puait la bière et me filait des frissons chaque fois que je le croisais, au bout de sa laisse il essayait de contenir un molosse noir et tout en muscles, ce chien je ne l'ai jamais vu autrement que les crocs luisant sous les babines retroussées. Parfois Lucas me racontait les trempes qu'il se prenait pour un oui ou pour un non, quand j'en parlais aux parents ils secouaient la tête, à la fois impuissants et tristes. Qu'est-ce que tu veux qu'on fasse ? disaient-ils, c'est vrai qu'il boit trop son père ça tout le monde le sait mais faut le comprendre, il n'a pas toujours été comme ça tu sais. Non je ne savais pas et je ne voyais pas ce que ça changeait. Souvent je pense à Lucas et je me demande ce qu'il a bien pu devenir, si on peut devenir quelqu'un ou quoi que ce soit quand on a grandi comme ça dans la peur et les torgnoles. Je m'imagine toujours le croiser au coin d'une rue, il lui manque des dents ses yeux sont creusés sa peau cireuse, il semble avoir mille ans. La dernière fois que je l'ai vu il avait son sac sur le dos, je n'habitais plus là mais on se voyait quand même, il avait quinze ans et il se tirait, il avait besoin d'argent j'avais piqué dans la caisse de l'auto-école. Je l'avais rejoint près de la gare. Il était sept heures du matin. Je revois encore le ciel rouge au-dessus des voies ferrées, l'ancienne gare au crépi beige, les oiseaux sur le toit qui gueulaient. Le vent traversait le hall en sifflant. Où tu vas ? je lui avais demandé. Il m'avait souri en haussant les épaules, puis s'était éloigné sur le quai, une cigarette entre les dents. Il commençait à pleuvoir.
J'ai démarré dans les vapeurs du souvenir. Les rues étaient floues, comme noyées sous la bruine. Ça défilait liquide à travers le pare-brise, en plein cœur de la ville une pointe sauvage gagnait sur la mer, une lande décharnée et des blocs au cutter. Perdu au beau milieu des ronces et des bruyères, sous un déluge de vert tendre ou forêt, une Irlande miniature, un long bâtiment écaillé s'échouait en surplomb des flots. Des tuyaux dévalaient la falaise et s'enfonçaient sous la surface, pompaient l'eau du large. Au flan on soulevait des bâches et se frayait un passage, les odeurs d'algues et de crustacés vous laissaient un goût d'oursin sur la langue. Yann s'est pointé douché de frais mais encore enrobé d'huîtres, de crabes et de palourdes. De l'aube au milieu de l'après-midi, il trempait ses gants dans les viviers, emballait des litres de moules et de Saint-Jacques, de praires d'amandes de berniques, titillait les langoustes, agaçait les étrilles, les fourraient dans des sacs ou des caisses, tout ça partait aux quatre coins de la France et il s'en foutait au fond, il détestait tous ces trucs. Ce qu'il aimait, c'était sortir fumer sa cigarette, du vent plein la gueule, arriver là aux premières lueurs comme on débarque en terre inconnue, vierge et vaguement hostile. En repartir en plein après- midi, enfourcher sa moto et longer la côte au hasard. La voiture il aimait moins mais qu'est-ce que je voulais, il allait devoir s'y mettre, sa copine attendait un enfant, une fille, il l'appellerait Lola et c'était bien ça qu'il regretterait, rouler enlacé par ses bras, leurs deux corps serrés dans l'air mouvant, rendu solide par la vitesse. Il avait beau dire, il conduisait comme un chef, maniait tout ça mieux qu'un jouet, passait les vitesses en sifflotant et bavard comme une pie se garait sans serrer les dents. Avec lui, donner une leçon revenait à se laisser promener, bercé par la conversation. Ma première journée tirait sur sa fin et les choses ne s'annonçaient pas si mal. Si léger qu'il fût le travail m'occupait l'esprit et remplissait les heures, colmatait les fissures et les brèches. C'était juste un vernis je le savais bien, l'illusion des premiers jours, ça tiendrait ce que ça tiendrait mais il fallait me rendre à l'évidence, pendant six heures Sarah n'avait fait que de furtives apparitions dans mon cerveau, la morsure s'était faite plus lâche, et la laisse m'avait laissé plus de mou qu'à l'accoutumée.
- T'as vu ? a fait Manon. C'est le monsieur du camion, là-bas...
Autour de nous les gamins sortaient par grappes, deux fois plus petits que leurs cartables ils traversaient la cour en trottinant, des monospaces les engloutissaient dans un bruit des moteur et de portes claquées. J'ai regardé près des grilles, une poignée de mères de famille guettaient leurs mômes, la plupart enceintes ou munies de poussettes où roupillaient des nouveau-nés. Elles avaient l'âge de Sarah mais paraissaient plus vieilles, c'était difficile à expliquer, quelque chose dans l'allure, la coupe de cheveux, le choix des vêtements. Une sorte de consentement. Pourtant les dernières semaines, Sarah aussi semblait fatiguée, ça se voyait à son visage, à ses épaules, à la courbure imperceptible de son dos.
- Où ça ? j'ai demandé.
- Le monsieur, là.
J'ai suivi son doigt et elle avait raison, grisâtre, maigre et les yeux pochés de cendre, il se tenait légèrement en retrait et scrutait la cour. Qu'est-ce qu'il foutait là ? Pour ce que j'en savais, il aurait dû être à Paris ou à Marseille, un déménagement énorme, deux pianos une bibliothèque et trois cents mètres carrés de meubles anciens. Nos regards se sont croisés, ses yeux délavés flirtaient avec le translucide. Je l'ai salué d'un signe de tête. Il a paru surpris de me voir et m'a répondu d'un geste vague, j'allais pour le rejoindre quand Clément s'est planté face à moi, l'air préoccupé. Je ne l'avais pas vu venir. J'ai embrassé son front, pris son cartable et on s'est dirigés vers la voiture.
- Alors, ça s'est bien passé ?
-Oui.
- Tu t'es fait des copains ?
Il a haussé les épaules. Il faudrait se contenter de ça. J'avais connu pire. J'ai ouvert le coffre pour y fourrer ses affaires, il n'a pas eu le moindre regard pour le long étui noir qui gisait sur le rectangle de moquette sale, ça m'a presque déçu. J'ai jeté un œil au ciel et tout allait bien, un bleu coupant à peine entravé par la laine effilochée des nuages. Clément s'est installé sur la banquette en soupirant.
-Tu sais, l'a entrepris Manon, je me suis fait une copine. Elle s'appelle Jade. C'est beau, hein : Jade...
- Bof.
- Et son père il est policier tu te rends compte ?
- Qu'est-ce que tu veux que ça me foute ?
La petite a encaissé sans flancher, elle avait l'habitude, l'amour inconditionnel qu'elle portait à son frère et sa capacité à tout lui pardonner forçaient l'admiration.
-Eh oh, j'ai fait. Tu pourrais être gentil avec ta sœur...
Clément s'est renfrogné et ses yeux se sont mis à luire d'une colère rentrée qu'il n'adresserait plus qu'au- dehors, au paysage immobile aux voitures garées, à l'arrêt de bus et au fleuriste, au café-tabac et à la mairie annexe. Avant de démarrer, j'ai lancé un dernier regard vers les grilles. Le grand avait disparu. Il n'y avait plus personne de toute manière. Juste quelques gosses qu'on laissait à l'étude, dans le rétroviseur je les voyais discuter assis sur des bancs, on ne viendrait les chercher qu'à la nuit tombée, ils sont devenus minuscules puis carrément invisibles lorsque j'ai pris la rue qui descendait vers la mer.
Sur la plage, le vent soufflait net et franc, sans discontinuer ni faiblir. Les rares promeneurs se penchaient en avant pour progresser, il n'y avait guère que les chiens pour s'ébrouer là-dedans comme si de rien n'était. Ici et là, des paquets d'algues noires couvraient le sable, la mer les avait abandonnés en se retirant, maintenant elle peinait à seulement encercler les forts au large. J'ai jeté un œil vers l'ouest, au bout de la plage la vieille ville n'allait pas tarder à s'embraser : le soleil rasait déjà les flots et le ciel commençait à rosir. La toile vibrait dans mes mains, impatiente elle palpitait comme un oiseau. J'ai enfoncé le dernier tube d'armature dans son embout et l'engin s'est gonflé à craquer. Clément a attrapé les poignées, il a hurlé, C'est bon, et j'ai tout lâché. C'est monté d'un coup, parfaitement vertical, dans un vrombissement sourd. J'ai rejoint Manon, le visage fouetté par les embruns. Accroupie elle grattait le sable à l'aide d'un bâton, dessinait des figures censées représenter ici une fleur, là un monstre, ailleurs une maison et enfin, là-bas, son prénom. Il fallait quand même y mettre du sien pour reconnaître quoi que ce soit. Nous avons gagné le sommet d'un bloc de granit. Elle s'accrochait à ma main et ne tenait qu'à moi lorsque ses pieds ripaient dans le vide. On a escaladé ça en bavardant, on a fait un rapide bilan de la journée et pour l'essentiel, il en ressortait que sa maîtresse lui faisait peur et criait trop à son goût, mais elle avait fait des dessins, une couronne en papier et un peu de gymnastique. Perchés là-haut, le nez en l'air, on a suivi des yeux les courbes limpides que dessinait le cerf-volant dans le ciel rose : des trajectoires parfaites, des grands huit sans accrocs. Clément pilotait ce truc comme s'il avait fait ça toute sa vie, la force du vent le tirait vers la mer, de temps en temps ses pieds décollaient légèrement du sol, on aurait dit qu'il allait s'envoler. Manon a vidé son paquet de Miel Pops sans quitter son frère du regard. Son visage et l'air qu'il a eu, quand il a réussi à immobiliser le triangle à quelques centimètres seulement de la surface des flots, je crois que même moi je les avais oubliés.
Le froid est tombé comme la nuit, massif et inéluctable. Le long de la promenade, les lampadaires se sont allumés l'un après l'autre, il suffisait de plisser les yeux pour voir la lumière filer vers les remparts, pareille à une traînée de poudre. Manon resterait comme ça toute la soirée ; dans la voiture, à la maison, partout, elle chercherait des taches de lumières floues. Au front des villas, les fenêtres éclairées laissaient deviner des ombres. Dans les salons aux meubles cirés, longues vues montées sur des trépieds dorés, grands échassiers de bois clair, aquarelles aux murs, fauteuils club et tables basses en bois exotique, on s'apprêtait à ouvrir le Chivas.
J'ai pris le pack de bières dans le frigo, je l'ai déposé au centre de la table et j'en ai extrait la première bouteille. En face de moi, la télévision n'était qu'un rectangle inutile et gris-marron et sur la chaîne, s'égosillait Otis Redding. Les enfants s'étaient endormis vers neuf heures, ils étaient lessivés, et toujours l'été, l'air bourré d'iode et le vent qui les giflait par paquets leur sciaient les pattes. Sarah et moi, on confiait leur sommeil d'ange à Nadine et on descendait sur la plage, il faisait doux et vers le Décollé, le soleil tombait dans les falaises. Je l'embrassais à chaque pas ou presque, je ne pouvais pas m'en empêcher, pas plus que d'effleurer son cul sous le tissu léger de sa robe, caresser ses seins quand elle s'appuyait contre moi et que nous contemplions la mer, ma queue dure comme du bois entre ses fesses. À l'arrière des cabines, elle avait une manière adorable de retirer son slip et sa bouche était fraîche. On restait tard les chaussures à la main, pantalon et robe aux genoux, sous le ciel criblé d'étoiles et les nuages électriques, à attendre que les vagues en finissent de se casser et de retomber huileuses et perlées d'écume sur le sable où elles crépitaient doucement.
J'ai bu ma bière d'un trait, la musique me déchirait les entrailles, je suis sorti dans la nuit figée par le froid. Le bruit de la mer grondait au bout de la rue, emplissait tout, cognait contre mon crâne, jusqu'à l'ouvrir et s'y déverser. J'ai fumé un cigare, planté dans la terre meuble. La pelouse était dans un sale état, mitée comme un vieux tissu, bouffée par les herbes folles et toutes sortes de saloperies qui n'allaient pas manquer de s'étendre dès les premiers beaux jours. Autour du terrain, le mur de parpaings s'écroulait, le précédent locataire s'était contenté d'en colmater grossièrement les trous à coups de ciment gris. La vigne le parcourait en un dessin compliqué, de gros clous tentaient de lui indiquer le chemin mais en vain. La fenêtre de la maison d'en face ne dépassait qu'à peine, dévoilait un rectangle de lumière jaune ouvert sur le plafond de la cuisine où pendait une boule de papier fripé. Je me suis hissé sur la pointe des pieds et la voisine a sursauté en me voyant apparaître. Elle a tiré une bouffée de sa cigarette et m'a souri un moment, tandis que mes lèvres esquissaient un bonsoir muet. Elle était très pâle et ses cheveux si clairs qu'ils en paraissaient presque blancs, sous ses yeux creusés noircissaient des cernes dont on devinait qu'ils ne s'effaçaient jamais tout à fait. Elle a entrouvert la fenêtre et j'ai grimpé sur le gros tronc coupé. Accoudés au mur on a discuté un petit moment, de tout et de rien, de la région, des balades à faire, des coins à découvrir. Je connaissais tout ça par cœur, j'avais passé mon enfance et ma jeunesse ici, quelques Toussaint et pas mal d'étés mais je l'ai laissée parler. Elle aimait la douceur des bords de Rance et la presqu'île de Saint-Jacut-de-la- mer, à marée basse on pouvait marcher des heures sur le sable constellé de minuscules coquillages blancs, la mer l'effleurait tout juste et ne montait jamais plus haut que le tibia, les algues et les rochers lui prêtaient des couleurs invraisemblables, de l'émeraude au turquoise en passant par le bleu canard, le marine ou le vert d'eau. J'étais à moitié congelé quand elle m'a annoncé qu'elle devait y aller, elle travaillait à l'hôpital et faisait la nuit, un instant j'ai hésité à lui dire que Sarah aussi était infirmière, mais ça n'avait aucun sens, c'était comme un vieux réflexe absurde, le résidu d'une autre vie. Elle a refermé sa fenêtre en me demandant de ne surtout jamais hésiter, en cas de besoin, pour quoi que ce soit, garder les enfants, me dépanner d'un paquet de sucre, d'une baguette de pain, papoter autour d'un verre ou d'une cigarette. Quelques minutes plus tard, le moteur de sa voiture couvrait la rumeur de la marée montante.
L'impasse était déserte. J'ai marché vers le large et c'était comme s'enfoncer dans la nuit pour ne plus jamais revenir. Tout sentait la pluie, l'iode et la terre gelée. Sarah se tenait là, invisible et mouillée, je sentais sa présence auprès de moi, sa main dans mon cou, ses doigts frigorifiés qui jouaient sur mon ventre. L'escalier plongeait dans le vide, le vent sifflait dans les herbes accrochées à rien. J'avançais vers des flots invisibles et perdus dans le ciel noir, le ventre tordu et la poitrine serrée dans un étau. Il s'est mis à pleuvoir, des gouttes lourdes comme des balles, je me suis laissé trouer, transpercer, je me suis laissé laver de fond en comble, jusqu'à ce que Sarah s'en aille, son visage et son corps, et l'empreinte que creusait son absence.
Quand je suis rentré, les lampes étaient allumées et Manon pleurait. Je me suis précipité dans sa chambre mais son lit était vide, elle s'était réfugiée dans celui de Clément. Il l'encerclait de ses bras, la berçait et la couvrait de baisers, il faisait ce qu'il pouvait le pauvre, la vie lui en demandait trop depuis trop longtemps. En fidèle équipier il écopait, mais même à deux, armés de nos petites cuillers face aux océans déchaînés, on ne pesait pas lourd.
- Elle a fait un cauchemar.
-Je te l'avais dit. C'est tes putains de monstres et Cie, aussi.
-Non. C'est pas ça.
-C'est quoi alors.
- C'est maman.
Je n'ai pas voulu en savoir plus, il n'y avait rien à savoir, elle faisait toujours ce rêve où sa mère semblait l'attendre au bout de la rue. Elle courait vers elle et s'approchait sans jamais pouvoir l'atteindre, et au bout d'un moment celle-ci finissait par disparaître et tout devenait noir. Elle me l'avait raconté des dizaines de fois. J'ai fait signe à Clément de se rendormir et j'ai pris Manon dans mes bras. Je me suis déshabillé, j'ai mis mes vêtements à sécher sur le radiateur, et on s'est allongés sur le lit, elle était collée à moi et rien ne pouvait nous séparer. La nuit résonnait autour de nous, imposait sa rumeur sifflante, la pluie s'abattait en poignées de gravier sur les vitres et le vent faisait tout craquer. On s'est endormis les cheveux mouillés, les miens par la pluie et les siens par les larmes qui coulaient de mes yeux comme l'eau des robinets, je ne pouvais rien y faire, il fallait que ça s'écoule, ça ne servait à rien de lutter contre ça.
Vers trois heures du matin, je me suis réveillé en sursaut. La pièce était gelée. Je me suis approché du radiateur, j'ai fait le tour de la maison et aucun ne fonctionnait. Dehors les rafales se succédaient, se jetaient contre les murs par paquets compacts mais en vain, la maison ne bougeait pas d'un pouce, se contentait de faire claquer ses bois et ses tuyaux. J'ai sorti deux couettes de la penderie, j'ai bordé les enfants, Clément dormait paisiblement, la nuque mouillée de sueur malgré le froid. Par la fenêtre, le ciel était blanc, à croire qu'il allait neiger, la chambre nageait dans une lueur incertaine et pâle. J'ai embrassé son front livide et froid, je suis resté un moment près de lui à l'écouter respirer, à contempler son beau visage immobile, à croiser les doigts pour que rien, plus jamais, ne lui arrive, ne le blesse, pour que jamais il ne meure. Après ça, je me suis servi un whisky haut comme un verre d'eau et j'ai passé le restant de la nuit à purger les radiateurs et à décrasser les conduits de la chaudière. À la fin l'eau brûlante circulait là-dedans comme l'huile dans un moteur neuf et la maison s'est réchauffée peu à peu. J'ai rejoint Manon dans le grand lit, j'étais lessivé, mes jambes pesaient huit tonnes et mes paupières se fermaient sans résistance possible, on aurait dit qu'elles étaient lestées de plomb.
Le réveil a sonné tandis qu'un éléphant m'écrasait contre le matelas et semblait bien décidé à m'y clouer. Dehors, la nuit n'avait rien pour vous convaincre de vous lever. Clément est entré dans la chambre en se frottant les yeux, il réclamait son chocolat en reniflant.
- J'ai eu froid cette nuit.
- Je sais. Les radiateurs ne voulaient plus rien savoir, mais maintenant ça va.
Je me suis redressé et ma tête bourdonnait comme un nid de guêpes en été, un hall d'aéroport. Une moitié de mon cerveau baignait dans du coton, l'autre était le jouet d'un pressoir manipulé par un sadique de première. J'ai chatouillé Manon pour la réveiller et sans même ouvrir les yeux elle a réclamé son biberon. Sur la table du salon, une bouteille de Jack Daniel's me narguait, je l'avais vidée en faisant le plombier.
J'ai regardé par la porte vitrée, elle était couverte de flocons de papier blanc et dans les interstices, on apercevait les enfants, ils dormaient debout, grelottaient les yeux mi-clos tandis qu'au tableau, Mme Désiles tentait de leur expliquer qu'on était mardi et qu'il était essentiel pour eux de le savoir. Son visage suintait l'impatience et l'exaspération. Au-dessus d'elle, près d'un poster jauni représentant les lettres de l'alphabet, une horloge affichait pas loin de neuf heures. Je me suis demandé comment Clément avait bien pu s'en sortir, tel que je le connaissais il avait dû inventer un mensonge quelconque mais tout à fait crédible, il était malin comme un singe sous ses airs réservés. Manon n'en menait pas large, elle serrait ma main de toutes ses forces et moi- même, je ne me sentais pas d'attaque. J'ai quand même frappé à la porte, la petite est entrée en piétinant comme elle fait toujours dans ces cas-là, et l'institutrice l'a priée de s'asseoir. D'une voix sèche elle a ordonné aux gamins de rester sages et m'a entraîné hors de la classe. Dans le couloir, sous les sorcières et les citrouilles suspendues à des fils invisibles, je me suis excusé du mieux que j'ai pu mais elle n'en avait rien à foutre. Elle voulait me parler d'autre chose. Elle chuchotait presque. Pourtant nous étions seuls.
- Mr Anderen, je voulais vous voir, justement.
- Déjà ? ai-je plaisanté.
Visiblement, elle n'avait pas envie de rire. Elle tapait du pied et lançait des regards excédés à l'intérieur de sa classe.
- Ils ne peuvent pas rester tranquilles deux secondes, elle a marmonné.
J'ai jeté un œil à mon tour, pour ce que je pouvais en juger, les enfants remuaient un peu mais rien de bien grave, ça me semblait surtout prouver qu'ils étaient vivants.
- Oui. Déjà. Voilà : Manon me semble, comment dire... hypersensible... Ou disons, extrêmement susceptible.
- Comment ça ?
-Hier je l'ai grondée et elle a fondu en larmes de manière démesurée, comme si c'était la première fois...
- Évidemment... Si vous la grondez.
- Vous ne la grondez jamais ?
- Jamais.
- Vous n'élevez jamais la voix.
- Jamais. C'est contre mes principes.
- Vos principes ?
-Oui.
- Vous savez, tout passer à ses enfants, ce n'est pas toujours leur rendre service.
-Ne vous inquiétez pas. Elle en a assez bavé par ailleurs. Et puis ça ne vous regarde pas.
Elle m'a fixé un long moment, on aurait dit qu'elle essayait de me passer au scanner. Visiblement quelque chose la chiffonnait, son œil se heurtait à ma surface opaque. Je m'en foutais à vrai dire. Je lui ai demandé si c'était tout, elle n'a pas pris la peine de répondre et m'a planté là, s'est précipitée dans sa classe en claquant la
porte, peu après j'ai entendu sa voix s'élever et gueuler aux enfants de se tenir tranquilles. Dans la cour, les marques au sol figuraient une piste de course miniature et les panneaux de basket m'arrivaient au menton, le long d'un grand pin où pendaient des nichoirs un écureuil grimpait à la verticale, comme s'il voulait toucher le ciel. J'ai pensé que la petite aurait aimé voir ça.
Nadine avait l'air crevée mais rayonnait d'un éclat bizarre, ses yeux brillaient et ses longs cheveux réunis en chignon laissaient sa nuque à découvert. Un bout de bois muni de perles rouges et bleues tenait tout ça on se demandait comment. Dans le bureau stagnait un parfum de café et de fleurs coupées, toujours le même, comme surgi du passé et de l'enfance. Elle feuilletait un vieux Elle, égarée au beau milieu des revues automobiles Emmanuelle Béart en montrait plus que nécessaire. Je n'en ai pas perdu une miette. Elle m'a tendu ma fiche en soupirant, il y avait un changement, de toute façon ça change tout le temps elle a dit d'une voix lasse, tous les jours ou presque, s'il y a une chose qui ne change pas c'est bien ça. J'ai médité un moment là-dessus, puis j'ai pris les clés de la Clio et lui ai soufflé un baiser. Devant moi l'église se dressait triste et sombre, une petite vieille y est entrée, elle tirait un caddie en toile écossaise et se tenait si voûtée qu'elle en devenait minuscule, à peine plus haute qu'un enfant. Pour qui allait-elle prier? J'ai démarré et j'ai roulé au hasard, j'aurais pu conduire les yeux fermés, les rues déroulaient de vieux itinéraires, des parcours familiers. Au bout des impasses on apercevait la mer et des morceaux de plage, par-dessus tout ça le ciel battait comme un muscle. J'avais oublié le secret des automnes ici, la lumière intense et violente qui régnait sur les vagues, l'air qui vous giflait en vous caressant, le désert des dunes abandonnées aux oiseaux et piquées d'herbes hautes, la sauvagerie des côtes, le vert profond des falaises, le gris plus sombre des îlots et des pointes, la ville silencieuse qui paraissait abandonnée soudain, après les foules de l'été, les marées qui cognaient contre les digues et semblaient vouloir les faire éclater, éclaboussaient les routes en gerbes hautes, jusqu'à les rendre impraticables, brûlant de tout recouvrir. J'ai pris la rue des Marais et la maison était méconnaissable. Année après année les nouveaux propriétaires l'avaient défigurée et je n'aurais su dire si elle était plus ou moins belle ainsi. Elle était juste différente, n'était plus celle que j'avais connue, où nous avions fini de grandir Alex et moi, où mon père et ma mère avaient passé les derniers vingt ans de leur vie, avant de défoncer une balustrade et de sombrer dans la Rance. Par-dessus la haie de lauriers, j'ai fait le compte de ce qui avait disparu. Le vieux cerisier où pendait une grosse ficelle attachée à un pneu, papa l'avait installé pour les petits-enfants avant même qu'ils n'arrivent et au final il n'avait jamais servi qu'à Sarah, elle tournait sur elle-même dans le soir tombant, les yeux dans les feuilles et le ciel. La dalle de béton et le barbecue de briques orangées, le potager ses tomates ses salades et ses carottes, les fruitiers de ma mère, mûres framboises groseilles et cassis, les poiriers le long du mur. La maison avait été crépie de blanc au lieu du bleu pâle de mon adolescence, le tour des fenêtres d'un jaune crème quand ils étaient d'un bleu plus soutenu, les volets de bois remplacés par des stores en plastique. J'ai longé le mur et sur la pelouse entretenue traînaient un vélo, un ballon, et un gros camion rouge. Sur des dalles de bois, une table peinte en framboise se dressait parmi quatre chaises en teck. Derrière la fenêtre de la cuisine, une femme d'une quarantaine d'années buvait son thé, sous ses yeux les oiseaux se battaient pour picorer la boule de graisse suspendue aux branches du cerisier. J'ai regardé tout ça et ça ne signifiait pas grand-chose. Nous n'y étions plus, ni mes parents ni moi ni mon frère, et les lieux ne gardaient jamais rien, se donnaient au premier venu et effaçaient tout en quelques secondes à peine. J'ai repris la route et dans la cuisine aux meubles jaunes, maman préparait le repas et mon père rentrerait vers sept heures. Elle enfournait des courgettes nappées de fromage et sur la table en formica, je finissais mes devoirs au son des informations régionales. Mon frère garait sa mobylette au fond du jardin, entrait en demandant ce qu'on mangeait ce soir, embrassait maman du bout des lèvres et allait se doucher en m'annonçant d'un air satisfait le nombre de buts qu'il avait inscrits. Puis c'était le tour de mon père, il me saluait en me décoiffant et on mangeait à huit heures, après qu'il avait bu son apéritif et parcouru le journal. La soirée se poursuivait sans heurts, repas où s'échangeaient des nouvelles banales, des considérations financières visant à réduire des dépenses déjà minimales, des projets d'achats niant les conclusions de la discussion précédente, le compte-rendu des notes obtenues, le calendrier des prochains déjeuners à venir, les négociations concernant l'argent de poche et l'achat exceptionnel d'un vêtement de marque, d'un disque, d'une place de cinéma ou de chaussures neuves alors que les autres n'étaient pas tout à fait usées encore. Puis nous passions au salon et maman s'endormait pendant le film que je ne suivais que d'un œil. Alex annonçait qu'il sortait et mon père râlait pour la forme. Quelques années plus tard à mon tour je désertais le canapé de velours pour rejoindre les potes, juchés sur leurs mobylettes, cannette et clope au bec, ils se rassemblaient en surplomb de la plage, sur la promenade bordée de lampadaires neufs, alignement de boules orange dans la nuit pluvieuse.
Justine est entrée dans la voiture sans prononcer un mot et le vent s'est engouffré dans l'habitacle, depuis le milieu de la nuit il n'avait cessé de souffler, une fois les nuages et la pluie évacués vers les terres il s'était appliqué à lessiver la lumière, la terre brune, les vieilles pierres. Elle a démarré sans que je le lui demande et le moteur a calé en toussant.
- De toute façon, tu avais oublié de régler ton siège.
Elle a lâché un soupir excédé et s'est exécutée de
mauvaise grâce.
-Et puis aussi d'ajuster tes rétros. Et de boucler ta ceinture.
Elle a plissé ses yeux et sa bouche en une grimace qui se voulait menaçante, ses gestes exagérément scolaires et appliqués relevaient du foutage de gueule. Ça me plaisait bien, je n'avais jamais eu aucun goût pour la mollesse, la soumission, les fausses politesses et Sarah non plus, il ne fallait pas l'emmerder, elle pouvait en un instant passer de la soie aux tessons.
- Monsieur est satisfait ? a-t-elle demandé d'une voix niaise.
J'ai hoché la tête, consenti un demi-sourire et nous avons roulé vers la mer. Là-bas, les nuages filaient à toute allure, bourrés de nerf et d'électricité et vues d'ici, les vagues paraissaient solides, leur sommet vous aurait coupé un membre comme un couteau fraîchement aiguisé. Le moteur faisait un boucan terrible, Justine restait bloquée en deuxième, elle faisait tourner la bête à plein régime et paraissait s'en foutre.
- Tu ne passes jamais la troisième ?
- Non. Jamais. Pourquoi ? Ça vous dérange ?
Un rire est sorti de ma bouche sans que je le veuille. Je lui ai dit de prendre à gauche et un instant, j'ai fixé son profil. Elle était d'une beauté tranchante, la regarder suffisait à vous scier les pattes.
- Vous voulez ma photo ? elle a fait d'une voix sèche.
- Non ça ira, j'ai répondu, et mes yeux ont quitté son visage.
On a roulé un petit moment sans échanger la moindre parole, la ville se diluait dans les prés, on traversait des hameaux déserts, des maisons aux murs épais semblaient avoir été bâties là par erreur, entre deux champs agricoles. Justine s'ennuyait ferme au milieu des chevaux et des tracteurs, le long des routes étrécies, trouées et constamment courbes. Elle a fini par suggérer qu'on regagne la civilisation et qu'on s'arrête quelque part, elle avait envie d'un café. Je n'avais rien contre, on a pris la tangente et cinq minutes plus tard, des rues étroites se faufilaient au milieu de villas cossues et nous guidaient jusqu'à la digue.